Paradoxes turcs

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Marc Saint-Upéry - Sputnik Afrique
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La Turquie du XXIe siècle est une énigme pour l’Occident. Avec un taux de croissance à peine inférieur à celui de la Chine et de l’Inde, elle est considérée par certains comme la seule réussite du Moyen-Orient et comme un exemple possible de démocratie islamique.

La Turquie du XXIe siècle est une énigme pour l’Occident. Avec un taux de croissance à peine inférieur à celui de la Chine et de l’Inde, elle est considérée par certains comme la seule réussite du Moyen-Orient et comme un exemple possible de démocratie islamique. D’autres craignent que cet ancien pilier des alliances occidentales ne soit en train de s’éloigner du monde civilisé.

Au pouvoir depuis 2002, les islamistes modérés du Parti de la Justice et du Développement (AKP) son parfois perçus comme des loups déguisés en brebis. On les accuse de propager la haine d’Israël, de flirter avec l’Iran et de vouloir asphyxier le pluralisme e la société turque.

En septembre 2010, l’AKP a obtenu 58 % des voix lors d’un référendum censé réformer la constitution turque en fonction des critères de l’Union européenne. Il s’agissait aussi pour bonne part d’un plébiscite en faveur du gouvernement du premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Certains des amendements proposés visaient à réduire le contrôle de l’armée sur les institutions, conformément aux vœux déjà anciens des défenseurs des droits civiques. Ce qui n’a pas empêché la majorité des élites laïques de voter contre un projet dont elles craignent qu’il ouvre la voie à une nouvelle hégémonie autoritaire, cette fois au nom d’Allah.

Un des paradoxes les plus étonnants de la nouvelle Turquie est que l’AKP a consciencieusement mis en pratique l’évangile de la privatisation prêché par l’Occident aux pays en voie de développement depuis trois décennies. Pour Ahmet Insel, économiste de l’Université de Galatasaray, plus qu’un parti religieux au sens strict, l’AKP est un mouvement pro-marché qui a  mis en œuvre une espèce de révolution thatchérienne.

Le Parti d’Erdogan est largement l’expression de la classe moyenne entrepreneuriale émergente d’Anatolie, tout à la fois dévote, puritaine et douée pour les affaires – une combinaison qui ne surprendrait ni Max Weber, ni la Chambre de Commerce du Texas. Son ultralibéralisme agressif a aussi fini par séduire les élites économiques kémalistes, qui tendait initialement à percevoir les membres de l’AKP comme des provinciaux arriérés et des concurrents indésirables.

L'AKP attire également les secteurs populaires. En lieu et place des programmes sociaux, il propose la charité islamique et invoque le sens moral des masses pieuses face à l’arrogance de l’élite laïque.

Valeurs familiales, libre entreprise, méfiance à l’égard de l’État-providence, une classe moyenne forte, dévote et patriotique, l’idée que le pacte social présuppose d’une certaine façon un contrat préalable avec l’Être suprême… Ça vous rappelle quelque chose ? Si cette recette est acceptable pour l’Oklahoma,  pourquoi devrait-on y voir une terrible menace quand elle nous vient d’Anatolie?

La réticence européenne envers l’intégration de la Turquie était tristement prévisible, surtout de la part de la France, une puissance en déclin qui exprime son insécurité à travers une série d’attitudes xénophobes et paranoïaques. La suspicion des États-Unis envers Ankara est un phénomène nouveau et en partie distinct.

On peut y voir une certaine nostalgie pour la Turquie docile des années de Guerre froide et pas mal d’irritation face à la politique régionale de l’enfant prodige de la diplomatie turque, Ahmet Davutoglu. Sa devise, " zéro problèmes avec nos voisins ", implique une relation relativement amicale avec Téhéran et Damas. Washington a exprimé sa " déception " face à cette complicité excessive entre la Turquie et l’Iran.

Le lobby pro-israélien du Congrès est furieux qu’Ankara ait osé condamner publiquement l’État juif pour sa dernière offensive contre Gaza et soutenu une " initiative terroriste ". Par quoi il est fait allusion à l’expédition humanitaire de mai 2010, qui s’est conclue par l’assassinat en haute mer de huit civils turcs et d’un citoyen américain aux mains d’un commando israélien

Il est des reproches encore plus absurdes. Claire Berlinski, une journaliste basée à Istanbul, écrivait récemment dans un mensuel conservateur américain que la vibrante métropole du Bosphore était une ville " au bord d’une catastrophe politique " et ressemblait au Berlin de l’époque de Weimar : " Dans ce cas, les parallèles ne sont pas une simple exagération. Les Nazis exprimaient leur nostalgie pour un passé social et moral qu’ils souhaitaient restaurer, à l’instar du gouvernement turc de l’AKP. "

Berlinski admet à contre-coeur qu’il serait sans doute un peu excessif de comparer Erdogan lui-même avec Hitler: " C’est un personnage de plus en plus préoccupant, mais ça, non, ce serait aller trop loin ". Autrement dit, l’islamisme parlementaire turc n’est peut-être pas vraiment une réincarnation du nazisme.

Bien entendu, les commentateurs occidentaux qui profèrent  ce type de bêtise idéologique – et les politiciens qui s’en font l’écho – contribuent à alimenter ce qu’ils craignent le plus : l’aliénation de la Turquie face à un monde occidental qui exhibe une telle incompréhension de ses problèmes et de ses aspirations.

Ce qui ne veut pas dire que tout va bien dans la démocratie turque. L’AKP n’est pas immunisé contre les tentations hégémoniques, et il y a des indices de manipulation des médias et de tentatives de contrôler la justice. Mais une simple comparaison avec un favori régional de l’Occident, le régime brutal et corrompu de Hosni Moubarak en Égypte, suggère qu’un peu plus de générosité intellectuelle et de rationalité politique seraient bienvenus au moment d’affronter les paradoxes turcs.

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*Marc Saint-Upéry est un journaliste français et analyste politique qui vit en Equateur depuis 1998. Il écrit sur la philosophie politique, les relations internationales et les questions de développement pour diverses publications françaises et latino-américaines, ainsi que dans les magazines internationaux Le Monde Diplomatique et Nueva Sociedad. Il est l'auteur de "Le Reve de Bolivar: le defi des gauches sud-americaines".

Le mot "mondialisation" tend déjà à passer pour un cliché un peu éventé, mais la nouvelle réalité interconnectée que ce terme décrit nous réserve encore bien des surprises. Que faire quand on est un journaliste français ayant le coeur à gauche, né en Afrique, habitant en Amérique du Sud, formé aux études slaves, éprouvant une fascination inquiète pour les puissances asiatiques émergentes et s’intéressant aussi bien à la philosophie politique classique qu’à la musique de films de  Bollywood? Lire, voyager, s'étonner. Et envoyer des dépêches intermittentes depuis les lignes de front de la modernité.

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