La Russie et la Turquie, le difficile chemin des pays qui changent

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, un interlocuteur fréquent et de longue date du président russe Vladimir Poutine, s'est rendu en visite à Moscou. Evidemment, le thème de la Syrie a été abordé – les deux pays jouent un rôle clé dans tous les processus associés à la crise syrienne, mais ce, à partir de positions complètement différentes.

Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, un interlocuteur fréquent et de longue date du président russe Vladimir Poutine, s'est rendu en visite à Moscou. Evidemment, le thème de la Syrie a été abordé – les deux pays jouent un rôle clé dans tous les processus associés à la crise syrienne, mais ce, à partir de positions complètement différentes. Les points de vue de Moscou et d'Ankara divergent énormément, et il ne faut certainement pas compter sur un compromis. Cependant, cette divergence, bien qu'elle soit profonde, est peu susceptible d'affecter le fond des relations entre la Russie et la Turquie. Hormis des intérêts complexes mais entremêlés dans le secteur gazier et économique, les deux pays sont unis par une solidarité conceptuelle.

Le destin historique de la Russie et de la Turquie est similaire en ce qui concerne l'Europe. Les deux puissances ont des traditions de grande puissance de longue date et étaient pendant des siècles des acteurs actifs de la politique du Vieux Continent, mais n'ont jamais été considérées par les principales puissances européennes en tant que partenaires de même classe.

Les deux nations débattent constamment de leur appartenance ou non au monde européen, et si oui, dans quelle mesure. Au cours des dernières décennies (20 ans pour Moscou et un demi-siècle pour la Turquie), Moscou et Ankara déclaraient l'intention d'adhérer d'une manière ou d'une autre à l'Europe, en conservant une identité autonome très prononcée. Dans l'ensemble, le résultat est le même, mais les points communs s'arrêtent là. Si la Russie adopte une position attentiste, la Turquie, elle, attaque les Européens.

Le comportement agressif de la Turquie peut s'expliquer: Ankara misait bien plus sur l'Union européenne que Moscou. Même en laissant de côté la période entre 1963 (lorsque la question d'intégration a été soulevée pour la première fois) et la fin du XXe siècle, après son arrivée au pouvoir à l'aube des années 2000 Recep Tayyip Erdogan a effectivement fait beaucoup d'efforts pour la démocratisation du pays. Toutefois, certaines personnes malveillantes soupçonnent que le véritable objectif du premier ministre turc n'était pas l'européisation: en prétextant les réformes démocratiques, il cherchait à briser la colonne vertébrale de l'influence politique de l'armée; mais l'un n'exclut pas l'autre.

Plus la Turquie réalisait la "feuille de route" de l'UE, moins l'Union européenne voulait promettre quoi que ce soit. Et à la fin des années 2000, ce que personne n'osait dire était devenu évident: la Turquie ne fera jamais partie de l'UE non pas pour ses lacunes démocratiques, mais à cause de la nombreuse population musulmane. Même auparavant on ne pouvait pas s'imaginer une puissance musulmane de 80 millions d'habitants au sein de l'Union européenne avec ses droits et possibilités, et la peur croissante face à l'islam en Europe occidentale a définitivement fermé la porte à cette éventualité. Il est difficile de déterminer quand Ankara en a pris conscience, mais à un certain moment son comportement a changé.

Formellement la Turquie poursuit les négociations sur l'adhésion, c'est-à-dire sur le rapprochement de son modèle sociopolitique avec celui des Européens. Mais de facto Ankara critique désormais fermement l'Europe – pour la violation des droits de l'homme (des musulmans), l'intolérance, la xénophobie, et ainsi de suite. Le boomerang revient. Pendant la présidence de Chypre, la Turquie a gelé les relations officielles avec l'UE. Ankara a d'autant plus d'entrain parce que la Grèce, son adversaire historique et protectrice de Nicosie, se retrouve non seulement en état de totale dépression, mais est devenue une source de migraine pour toute l'Europe.

Parallèlement, la Turquie devient plus active en se positionnant comme la principale puissance de la région qui mène sa propre politique et cherche à établir des relations sur un pied d'égalité avec tous les autres pays, y compris les Etats-Unis. La pression accrue de la Turquie a pris tout le monde au dépourvu, mais surtout l'Europe qui ne sait pas comment réagir.

Bien sûr, en dépit des succès économiques et politiques, Ankara n'a pas suffisamment de ressources pour naviguer en solitaire, d'autant plus qu'il a l'intention de "naviguer" partout en long et en large. Erdogan compte sur l'effet cumulatif – faire preuve de pression sur tous les fronts à la fois pour faire croire que c'est très sérieux. Mais si Ankara exagérait, le pays rencontrerait une résistance sur tous les axes. La Turquie a beaucoup de partenaires mais aucun ami: pratiquement tous les voisins se méfient, bien que chacun compte profiter de la situation et se mettre dans le sillage d'Ankara. Dans ce sens, en partie la Turquie ressemble également à la Russie.

L'esprit de vengeance envers l'Europe n'est pas manifeste, mais est transparent: le gouvernement turc veut montrer ce que le Vieux Continent a perdu en refusant de s'ouvrir à la Turquie. Une concurrence évidente se révèle au Proche-Orient: le patronage des "nouvelles démocraties", auquel s'essaye la Turquie, est appelé à remplacer le rôle de l'UE. Enfin, les prétentions d'Ankara au rôle de principal répartiteur des hydrocarbures européens, soutenus par l'Union européenne en comptant grâce à la Turquie réduire l'influence de Moscou, pourraient en principe mal tourner pour l'Europe. A sa dépendance vis-à-vis d'un fournisseur (la Russie) s'ajoutera la dépendance vis-à-vis d'un grand pays de transit (la Turquie).

Dans un monde où tout change rapidement et de manière chaotique, le principal facteur de stabilité de tout Etat est sa capacité à déterminer correctement ses priorités et sa sphère d'intérêt, ainsi qu'établir une identité stable. La Russie et la Turquie, des pays qui traversent une transformation fondamentale, sont au début de ce chemin. Et ce phénomène stimulera l'intérêt mutuel des deux pays en dépit des différends sur les problèmes mondiaux et régionaux.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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